Alexandre Desrousseaux, poète et chansonnier : l’Esprit de Lille

« Enfin Desrousseaux vint, et le premier à Lille
Dans le chant populaire introduisit le style
Assouplit notre accent sous de moins rudes lois
Et réussit à rendre aimable le patois »
Pierre Legrand, Dictionnaire du patois de Lille

Alexandre Joachim Desrousseaux est un miracle social. Il est né à Saint-Sauveur, dans le quartier de Lille le plus défavorisé, à une époque où la condition ouvrière est misérable. Pourtant, grâce à son talent il finira son existence dans le costume d’un bourgeois. Populaire dans toutes les couches de la société, Il deviendra le symbole même de l’esprit lillois.

Alexandre Desrousseaux voit le jour le premier juin 1820, rue Saint Sauveur. L’appartement est exigu. Son père, François-Joseph, est ouvrier-passementier, tandis que sa mère, Jeanne-Catherine, est dentelière. François-Joseph lit et écrit le français. Il joue du violon dans les bals, ou banquets, pour boucler les fins de mois. Souvent, l’enfant l’accompagne dans ces périples festifs. Le père lui enseigne les rudiments de l’instrument.


Dès six ans, Alexandre entre en apprentissage chez un ouvrier-tisserand de Mons-en-Barœul le sieur Wilmot. « C’était un brave homme, quelque peu clerc, puisqu’il savait lire et écrire, friand de chansons et empressé à partager avec le bambin son petit bagage de connaissances », relate un journal d’époque. A la mort de Wilmot, Alexandre va finir par arriver, chez le tailleur Brunel, à Lille. C’est un ancien souffleur de théâtre. Tout en travaillant, il déclame des vers et chante des chansons patoisantes. Ce parcours initiatique improbable est une chance extraordinaire. Dans les ateliers, l’ouvrier travaille de 12 à 15 h par jour, avec un seul jour de repos dominical. Dans ce contexte beaucoup de destins des classes populaires sont brisés par l’épuisement ou la maladie. Mais il existe aussi des moments festifs. Chaque dimanche, dans les estaminets pleins, on chante des « pasquilles » en patois. Au Carnaval, des ouvriers masqués sillonnent la ville en chantant des chansons d’actualité. Sur des chars, les meilleurs chanteurs sont une attraction pour la foule des « carnavaleux ». Le jeune Alexandre est fasciné par ce spectacle. Dès l’âge de 14 ans il s’inscrit aux cours gratuits du conservatoire. A 18 ans, il publie son premier recueil de « pasquilles ». Lors du carnaval de 1837, c’est lui qui sera choisi pour interpréter sa première chanson, « Le Spectacle gratis », sur un char, au milieu de la Grand-Place. En 1841, arrive l’âge de la conscription par tirage au sort. Pauvre, il est contraint de partir et affecté au 46e régiment d’infanterie de Lille. Pendant ses sept années de service militaire, il n’écrira que deux chansons. Il est clarinettiste dans la musique du régiment et enseigne le chant et le solfège aux militaires et à leurs enfants. Il va aussi jouer du violon dans les théâtres des villes de garnison où est cantonné le régiment. Il va aussi beaucoup lire et beaucoup s’instruire.

En 1847, le voici de retour à Lille. Désormais, c’est la crise : 10 000 chômeurs et 26 000 indigents. Il obtient des petits boulots pour un salaire de misère. En 1848, il est l’invité du « Cercle lyrique ». Lorsqu’il entonne « la Comédie Gratis », une œuvre d’avant sa période militaire, la salle reprend le refrain en chœur. Tout Lille connaît cette chanson ! Alexandre Desrousseaux est ravi. Il se remet à l’écriture.

Desrousseaux – peint par Auguste – Moreau Deschanvre, Palais des Beaux-Arts de Lille

En 1850, grâce à l’entregent d’Arthur Gentil-Descamps qui apprécie le travail du Lillois, il obtient un poste à l’Hôtel des monnaies, puis à à la mairie dans le service de l’état-civil, Ce n’est pas la richesse mais la misère s’éloigne. En 1853, il compose la chanson qui sera son plus grand succès : « le P’tit Quinquin, L’Chanson dormoire ». Comme la plupart de ses collègues chansonniers, Desrousseaux utilise des « timbres »… c’est-à-dire des mélodies connues, sur lesquelles on plaque les nouvelles paroles pour en faire une chanson. Le texte du « P’tit Quinquin » est réfractaire à tous les airs du répertoire. Jamais, Desrousseaux n’avait osé composer auparavant sa propre musique. En quelques semaines, la chanson sera connue dans toute la ville. Sur les 2 000 textes que publiera Desrousseaux au cours de sa carrière, il ne composera la musique que pour 92 d’entre-elles. A la mairie, tout va pour le mieux. Le voici devenu directeur des services de l’Octroi. Il y montre beaucoup de pugnacité et une qualité rédactionnelle remarquable. En revanche, son travail l’accapare. Un journaliste, facétieux, prétend que Desrousseaux « aurait été assassiné par un employé de l’Octroi ! » Mais l’auteur-fonctionnaire, n’a cure de ces sarcasmes. Il touche un coquet salaire. Il vend aussi les livrets de ses chansons (plus de 100 000 exemplaires pour le seul P’tit Quinquin, de 1853 à 1890). Dans les années 1860, il se fait construire une grande maison neuve, rue Jacquemars–Giélée, dans le nouveau quartier, gagné sur la démolition des remparts. Il y côtoie les patrons, les négociants et toute l’élite de la ville. Devenu un notable, Il se fait portraiturer en costumes trois-pièces, de coupe élégante, avec une chemise à jabot et un nœud papillon, immaculés. Il est une icône que l’on retrouve sur des assiettes, des marques de crayons et même des pipes façonnées à son image. Quand il décède, le 23 novembre 1892, c’est un véritable traumatisme parmi chez les Lillois.

La maison natale de Desrousseaux, 120 rue Saint Sauveur
Photo Frédéric Legoy, Musée de l’Hospice Comtesse.

Le 27, on organise ses funérailles. Suivi d’une foule innombrable, son cercueil est acheminé vers le cimetière de l’Est. Il est précédé par ses amis de la musique des Canonniers volontaires qui joue le thème du P’tit Quinquin sur un rythme très lent. A cette occasion, l’un de ses amis, le chansonnier roubaisien Gustave Nadaud, écrit en guise d’épitaphe :

“ Desrousseaux, le dernier des trouvères du Nord, Garda de nos aïeux le langage et le style ; Il vécut plein d’honneur et lègue, après sa mort, Tous ses chants à la Flandre et tout son cœur à Lille. »

Le violon d’Alexandre Desrousseaux. Il est exposé au Musée de l’Hospice Comtesse.
Photo Frédéric Legoy, Musée de l’Hospice Comtesse.

La presse n’est pas en reste. Etienne Durand trouve même des accents littéraires pour saluer la mémoire du « Grand Homme » dans » l’Echo du Nord » : « En le perdant, le peuple de Lille a perdu son âme, car l’âme de Desrousseaux était l’âme du Peuple…du brave Peuple qui travaille et qui aime… qui sait pleurer et rire. » L’homme était parti mais son esprit est toujours là… pour des générations.

Alain Cadet

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