« Le beffroi de l’hôtel de ville devait être la plus haute construction de la ville : un Gratte-ciel en Flandre. C’est aussi le bastion, le phare et le symbole d’une ville-franche, populaire et d’esprit profondément égalitaire…
bâtie au milieu du quartier Saint-Sauveur qui, à cette époque, était le grand quartier ouvrier de Lille. »
Pierre Mauroy, 1982
Ayant paré au plus urgent – la construction du bâtiment administratif – Émile Dubuisson s’attaque au chantier du beffroi, symbole du rayonnement de la ville. Commencé en avril 1929, ce gratte-ciel français sera achevé et inauguré en 1932
Avec la construction de ce beffroi, Dubuisson s’attaque au « chef-d’œuvre » de sa vie. C’est un projet hors-normes, un défi architectural audacieux. Jamais, auparavant, on n’avait osé construire un bâtiment d’une telle hauteur selon la technique du béton. Le premier palier du bâtiment – jusqu’à 34 m de hauteur – est réalisé avec les techniques traditionnelles. Il sera terminé, fin août 1930. Reste à construire la flèche de béton et cette fois c’est un « voyage en terre inconnue ». Dubuisson à l’idée d’utiliser un ascenseur fabriqué « sur-mesure » pour amener le personnel et les matériaux à pied d’œuvre. La cabine coulisse sur un pylône métallique qui, au fur et à mesure de l’avancement des travaux est allongé au rythme de la construction. Ce procédé fait gagner beaucoup de temps même s’il n’affranchit pas de la nécessité d’un échafaudage extérieur. Sans atteindre le rythme des gratte-ciels américains à ossature métallique, la vitesse de réalisation de ce bâtiment de béton armé est tout à fait remarquable. Ce beffroi lillois est titanesque. Son poids est de 9000 t : beaucoup plus que la tour Eiffel ! Pour mener à bien ce chantier il va falloir 3100 m³ de béton armé, 300 t d’armatures, 15 000 m² de coffrage dont 4000 m² bouchardés, 500 m³ de maçonnerie et de briques. On utilise suivant le cas, deux ciments différents de haute qualité, fabriqués à la cimenterie d’Haubourdin toute proche.
Pour ce travail de haute précision, Émile Dubuisson – vu l’époque – est affranchi des « Directives européennes » qui l’auraient obligé à choisir les entreprises « moins-disantes » mais aussi, bien souvent, moins qualitatives. Au contraire, l’architecte va sélectionner les meilleures, mais pas toujours les moins chères. Ainsi ce bâtiment pharaonique qui vise l’excellence grève le budget de la ville, d’autant plus que les dommages de guerre se sont taris. L’armistice signé, l’Allemagne organise sa propre banqueroute. Dès 1920, le mark ne représente plus que 10 % de sa valeur d’avant-guerre.
Émile Dubuisson s’attaque au chantier du beffroi
« Ces petites maisons noires semblaient absolument écrasées à côté de la bâtisse toute neuve et toute rouge, trouée de petites fenêtres noires, comme mortes. Je contournai une espèce de tour qui se voilait d’échafaudages et dont on ne saurait rien dire, sinon qu’elle est inachevée. Je rejoignis la rue Saint-Sauveur où une grande entrée était surmontée d’un drapeau rouge. En revenant vers mon logis je rêvais de cette grande maison à la tour inachevée. Elle m’apparaissait comme un monstre fascinant au mystérieux appétit. S’il n’avait pas été aussi vorace je ne devrais pas sauter péniblement par-dessus les flaques boueuses, ni glisser sur des pavés boiteux. »
La Croix du Nord, 4 janvier 1931
Pour terminer son projet, la ville de Lille ne peut plus compter que sur elle-même. Le chantier de l’hôtel de ville et de son beffroi est un poids pour les finances de la cité ce qui déclenche une avalanche de critiques et de sarcasmes des opposants à l’équipe municipale (cf. l’extrait de presse ci-dessus).
D’un autre côté, ce véritable exploit architectural va faire de l’hôtel de ville de Lille et de son beffroi un bâtiment connu du monde entier. Un journal économique du Caire écrit en 1931 : « Depuis peu de temps, la France possède un gratte-ciel et ce n’est pas à Paris qu’il a été construit, mais à Lille, dont il sera désormais l’hôtel de ville. Sa tour s’élèvera à une hauteur de 130 m et c’est, paraît-il, la plus grande tour en béton armé du monde. On se propose d’installer à son sommet un puissant phare tournant dont la lumière sera visible à une distance de 32 km. » Ce commentaire flatteur est un peu exagéré car, en réalité, le beffroi ne mesure que 105 m de hauteur mais, en 1932, c’est effectivement le plus haut bâtiment en béton armé de la planète. Le plan de rénovation de la ville conçu par Emile Dubuisson avance au rythme permis par les finances locales, c’est-à-dire trop lentement. Le centre-ville détruit est en grande partie reconstruit. On érige des grands magasins, des salles de spectacles et des hôtels de prestige. Des équipements publics comme le palais de la foire commerciale ou le central de téléphone automatique voient le jour. Mais les travaux de modernisation des infrastructures comme l’installation du tout-à-l’égout dans le quartier Saint-Sauveur – qui abrite la nouvelle mairie – ne seront jamais entrepris. Les projets urbains de l’architecte Émile Dubuisson sont loin d’être menés à leur terme lorsque les troupes d’Adolf Hitler déferlent à travers la Belgique et prennent possession de Lille, le 1er juin 1940.
Alain Cadet