Lille aux trésors

Mes pas distraits raclaient parfois l’asphalte, comme si mes jambes avaient perdu l’habitude du rythme des balades qui mènent aux fêtes, et le craquement des gravillons que je projetais me
rappelait que j’avais passé suffisamment de temps à traîner la patte.

J‘approchais doucement de La Réserve à Wazemmes, dont les contours de la façade s’élargissaient, comme quand on zoome, au fur et à mesure que la foule sur la terrasse sortait du flou. J’entendais les rires presque étouffés par le grouillement des conversations que les lignes de basse jazzy couvraient à peine. Tout juste 22h, le jour venait de tirer sa révérence, et la nuit naissante recouvrait mon t-shirt d’une chaleur douce et agréable.

J’ai posé ma première semelle dans le bar, et Fethi a souri quand il m’a aperçu. Il a ouvert les bras et quitté son comptoir, s’est avancé vers moi jusqu’à la collision des corps. Saveur d’une accolade franche et réconfortante. Une tape sur l’épaule, promesse d’on se voit tout à l’heure, et j’me suis tourné vers Siam, Juliette, Hisham, Ludo, Laly, Manu, Isma et tous les autres corps étiquetés de prénoms que je ne connaissais pas. Les visages inconnus qui comblaient les espaces étaient mes frères et sœurs, mes fidèles amis, mes ennemis tant aimés. Chaque recoin de l’espace était un infini qui permettait la danse, et toutes les marionnettes libéraient sans rougir cette énergie cumulée des mois durant. La cocotte-minute des rêves au repos dégageait des vapeurs renaissantes de phéromones en transe, de bières fraîches, de saucissons secs et d’olives dénoyautées, de tabac froid et de rondelles de citron dans le Coca glacé, de parfums de filles tressés dans une spirale enivrante et de peau moites qui s’effleuraient en gesticulant.

J’absorbais les effluves, et sentais chaque cellule se gonfler de vie neuve. Nous n’étions pas le miracle, nous n’étions pas les survivants, nous n’étions pas les désespérés qui avaient baissé les bras. Nous étions la force intrépide tapie dans l’attente, les pirates d’un temps désormais libérés de la menace de sanctions, nous étions à nouveau l’horizon qui aspire et gonfle le cœur. Le futur se dessinait dans chaque postillon qu’on ne soupçonnait pas et dont on se foutait, dans chaque baiser donné avec ou sans passion, dans les checks prolongés qui disent qu’on est complice, dans les cuisses écrasées sous le poids d’un câlin, dans le cheveu qui bague le doigt qui peigne l’amie. Le futur qu’on avait mis en taule avait pété les murs, et l’évadé marchait, baluchon sur l’épaule.

La lune comme soleil. Et la nuit interdite reprenait tous ses droits. Émerveillés, et shootés à la joie sans craindre l’overdose, enfin conscients des choses et de tout ce qu’elles valaient. Nous étions les étoiles déposées sur le sol, les comètes furieuses qui fendaient le grand vide en laissant derrière elles un scintillement de vie. L’univers était là, dans un bar échoué qu’on remettait à flot, heureux d’être poussières virevoltantes, fiers de sortir de nos orbites solitaires et pouvoir s’agréger pour former un monde nouveau.

Enfants du chaos. Ériger un grand mur a forgé notre hargne, et nous avons agrippé chaque pierre avec envie. La tempête est passée, les vagues ont tout tenté, mais nous nageons encore ou nous laissons flotter sur le dos comme des enfants l’été. L’écume qui s’invite sur nos corps en étoile ne nous ronge plus la peau, le ciel nous appartient, nous nous abreuvons de bleu et célébrons le gris, les nuages épinglés ne disparaitront pas et l’ombre qu’ils projettent ne nous refroidit plus, les profondeurs obscures qui portent nos carcasses ne peuvent plus nous faire peur.

Scolti

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