Le 4 juillet 2014, la pose du tablier du pont opérait la jonction entre la façade de l’esplanade et le Champ de Mars. La reconstruction de l’édifice effaçait 96 ans de séparation des deux rives.
La métaphore correspondait bien à la réalité. En quelques minutes, le tablier hissé par une grue géante se posait en douceur sur les vis encastrées dans les piles de béton. Quelques tours de boulons et… le tour était joué. La jonction entre la façade de l’Esplanade et le Champ de Mars s’opérait. Elle effaçait 96 ans de séparation des deux rives après la destruction du pont par Les Anglais en mai 1940, récidive du dynamitage du Napoléon par les Allemands en octobre 1918. Le pont avait payé un lourd tribut à sa fonction stratégique. La reconstruction à l’identique de la passerelle de 1859 effaçait une humiliation et concrétisait un projet assoupi dans les cartons des élus depuis des décennies.
Tout le gratin lillois se pressait pour saluer l’exploit : élus, journalistes, associatifs. Emme, le roi autoproclamé de la rue d’Angleterre, suivait la reconstruction depuis des semaines à partir des infographies placardées sur le site et n’aurait raté pour rien au monde une avancée aussi spectaculaire. Quelques semaines encore et le pont retrouverait sa toiture en zinc à deux pentes qui le rendait unique en Europe. Il verrait l’habillage des piles en belles pierres blanches biseautées et le retour des piédestaux porteurs d’écussons qui retrouveraient leurs vasques de fonte.
Pourtant les travaux de soubassement démarrés dans les frimas de janvier avaient paru interminables. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis le balisage du site, le coulage des pieux de soixante centimètres de diamètre et de plus de vingt-six mètres de long sur lesquelles avaient été posées d’énormes dalles de béton et la réfection des escaliers longtemps orphelins. Emme avait calmé son impatience en s’installant, après le départ des ouvriers, sur les radeaux de caissons blancs et rouges qui assuraient la liaison entre les rives du chantier. Il retrouvait les barques où il jouait enfant sur le Tarn à Montauban. Le Napoléon assurait ainsi un pont entre le présent du sexagénaire et l’enfant de onze ans arraché à sa ville natale.
Le pont fut livré en temps et en heure. Il devrait connaître des usages imprévus.
Aux enfants, la passerelle offre désormais un terrain de jeux inespéré : monter, descendre les marches en criant, utiliser les mains courantes comme des toboggans au grand dam des parents qui déclarent forfait et paniquent.
Les sportifs apprécient un terrain de sport performant : longs étirements sur les rampes et les garde-corps, marches escaladées sur une jambe puis sur l’autre, deux fois, trois fois en ahanant inlassablement. Sportif rime avec effort répétitif voire compulsif.
Pour les ados voilà un lieu de frime branché : ils se « selfiesent » ou se photographient à plusieurs, juchés sur les sphinges. Le tablier accueille aussi les jeunes mariés venus fixer un moment solennel, sur ce dispositif passage d’un état à un autre, échange de serments durables et de baisers passagers, ou l’inverse. Quant à la généreuse poitrine des sphinges, elle capte plus d’un regard et certains promeneurs aux mains baladeuses y voient un prolongement des mains courantes.
Pour Emme, le pont s’avère un observatoire privilégié d’où l’on embrasse l’église Sainte-Catherine, le Champ de Mars, la contre-garde du roi et les glacis reconstruits entre les parkings et la Citadelle. Et surtout d’où l’on peut admirer les envols et les atterrissages des oiseaux : colverts au vol court et pataud, grèbes cendrés et hérons graciles aux longs envols et aux atterrissages en ralenti sur fond de coucher de soleil. La nuit, le Napoléon brille de tous ses leds encastrés dans la toiture, le tablier, les poteaux et autour des vasques. Avec ses éclairages qui piquètent la Deûle, la passerelle rebelle est encore plus belle. Le Napoléon est aussi un lieu de gravité. Un groupe endeuillé lance longuement et symboliquement bouquets et pétales de fleurs blanches dans le canal, l’espace public interdit d’y déverser des cendres. Le pont : un passage entre la vie et la mort. L’une des attractions de cette passerelle unique réside bien entendu dans les sphinges postées par deux sur leurs socles de pierre bleue à chaque entrée. Elles remplacent avantageusement les sphinges originelles disparues mystérieusement dans les années 1975 et dont Emme avait abandonné la recherche. Il préfère s’adonner au souvenir de la guinguette A Ma Campagne, qui bordait jadis le pont côté Champ de Mars, à la rêverie et au retour des fêtes. Il fredonne une chanson d’Alain Barriére…
Si l’on pouvait retrouver les guinguettes,Dimanche au bord de l’eau,Bon sang qu’c’est chouette,Tu serais ma Juliette, Je s’rai ton Roméo.
LILLE, la ville lacustre aime l’eau, l’amour et la musique.