Kémal, Gilberto, François et les autres,

Les beaux mecs «culs nus» de la rue de la Monnaie

Elle en a vu des des culs et des écus la rue de la Monnaie ! On y frappait naguère des pièces d’or : Louis XIV avait créé l’Hôtel éponyme au numéro 61. La thune et le loilpé, l’oseille et la nudité, la fraîche et la tenue d’Ève ou d’Adam, la maille et le service trois pièces ont toujours entretenu des rapports intimes, dans le Vieux-Lille itou. Ville de garnison, haut lieu du culte catholique et de la Contre-Réforme, cité de marchands de beaux draps…

La rue débouchait sur feu la Collégiale Saint-Pierre (dont elle porta le nom), détruite sous la Révolution, bastion du pouvoir religieux et pourvoyeuse d’affrontements incessants avec la municipalité. Là où il y a du religieux, de la soldatesque et du business, il y a forcément du refoulement et du défoulement, du sac et du ressac, de la montée et de la décharge. Outre sa rivalité avec le pouvoir municipal, la collégiale entre-
tenait détestation pour ses privièges et la luxure que cultivait une tripotée de chanoines lubriques, de prêtres pas très catholiques et de clercs fornicateurs. La rue Comtesse qui aboutissait au château des Comtes de Flandres hébergeait une maison des prostituées, des femmes dites de mauvaise vie dont il importait de racheter les péchés et de sauver l’âme par une sévère contention.

Le liquide, sous diverses espèces, circulait foutrement à flots dans cette artère qui compta jusqu’à 38 débits de boissons au XIXe. La rue Royale d’aujourd’hui, pourtant colonisée par les bars, apparaît rétrospectivement bien chaste et petits bras. La rue a donné son nom à l’école de la Monnaie. Dans les années 1970, lasse de l’académisme de l’école des Beaux-Arts à l’angle de la rue A. Colas, une jeune génération (Brisy, Valois, Olivier, Frésin, Parsy… et la belle Lyse Oudoire) installa des ateliers dans les caves. La rue déshabilla les modèles vivants. Emme a partagé leur dure condition. Étudiant, il posait pour les Beaux-Arts à Tourcoing en peinture et en dessin à main levé : séances interminables, locaux peu chauffés, mais rémunération confortable sous le regard d’élèves retour de zinzins, entre mousses et picrate, au regard parfois flottant et les morigénations de leurs profs.

Kémal ouvrit en 1986 son échoppe au numéro 43 : Marelys, entre mer, merveille et lys. Régal réitéré d’arrêts improvisés devant la vitrine, suivi de l’arc d’un chalumeau, l’or et l’argent ploient, plient, se recroquevillent, grésillent sous la brûlante et impitoyable caresse de la flamme bleutée. Le résultat est époustouflant. Kémal saisit le doigt d’une cliente, le cueille, un geste bluffant, tout en précision et fluidité, bijoutier s’apparente à un métier d’artiste et de séducteur. Kémal :
le charme d’un café turc, l’oeil velours, caressant, la voix suave avec un zeste d’accent d’Izmir et de son Égée natale, le geste parfois lent, parfois vif, toujours exact et précis. Emme porte une châine en or acheté chez Marelys. Des mailles très fines et double fermoir, 18 carats, un support pour un calendrier aztèque offert par Emma, sa chérie, dans Isla de la Mujeres (l’Île des Femmes) au large de Cancun. Certaines caves rue de la Monnaie comportent un quai qui borde l’ancien canal Saint-Pierre, un air de
Venise souterraine. Kémal aménagea celle de l’échoppe comme un lieu de vie : faïences bleutées, bar, tout un diposif lié au buisiness et aux réjouissances qu’il engendre, des murs qui recèlent des bulles, des histoires, des rencontres, des moments d’allégresse, de partages dignes d’Epicure ou de Bacchus.

Dans les années 2000, les commerçants des rues au Péterinck et des Vieux-Murs, à l’initiative et sous l’égide de Gilberto le pizzaiolo créateur de la Bottega, affichèrent leur soutien à des œuvres et des manifestations caritatives : Noël des déshérités de la Voix du Nord, lutte contre les leucodystrophies, ces méladies dégénératives…Ces commerçants créèrent et financèrent un calendrier qui vit six éditions et varia son format. L’édition de 2002, format 41×29,5 cm sur papier glacé, mobilisa mise en page et dessins de François Boucq, grand prix de la bande dessinée d’Angoulême et vieux-lillois de toujours. Il posa arrmé de ses pinceaux et parraina l’édition au choix politique résolument europhile. Elle ne s’est sans doute pas fait prier longtemps la bande des mecs joyeux, actifs et décomplexés pour qu’ils acceptent de se désaper…Les culs nus poussèrent le culot jusqu’à prendre des poses sur les marches, les baignoires, les statues et les échaffaudages de l’Opéra !
De beaux hommes, tous bien gaulés, du muscle, des jeunes et des mûrs, proposant dans des postures sexy, une offre libidinale large, pour tous les goûts, pour tous les genres ! Et pour 30 francs en l’an 2000, si proche si lointain dans le chaos de ce quart de siè-cle, aujourd’hui 4,50 euros.

Les Chti’ppendale du Vieux-Lille, les Full Monty du Nord étaient nés. Une info diffusée par l’agence France Presse délencha ruée, retirages, entropie de la diffusion et le calendrier afficha des modèles européens. Gilberto, natif des Abbruzes, organisa un soutien après le tremblement de terre de 2009 à L’Aquila capitale de la province (309 morts, 1600 blessés, 65 000 réfugiés) : séance de ciné au Kino à Villeneuve d’Ascq, collecte de vêtements, dons en liquide…Dans la gratuité, la solidarité, la convivialité, la rue de la Monnaie sut se réinventer, sortir de l’échange et du flouze.

Il en a fait des émules le calendrier des commerçants. Il a marqué tant d’imaginaires, avouables on non !
Qui dira la vie de ces posters accrochés à hauteur des yeux, les effleurements des regards qui s’enhardissent, déculpabilisent, glissements progressifs du plaisir (syntagme piqué à l’ami Robe-Grillet, essayiste, écrivain et cinéaste sulfureux) et des doigts sur le carton lisse comme un épiderme. Les photos en noir et blanc combinaient mise en scène très élaborée et humour : Gilberto fléchissant sous le poids d’un énorme jambon (de Parme ?), Kémal outillé d’un triboulet, cylindre phallique qui ressemblent à une seringue et sert à msesurer la taille …des bagues. Frédéric arborait un merveilleux 12 parts pour cache-sexe (assurément goûteux), Jean-Marie portait Le Monde, le quotidien (ambitieux), au même endroit…Dévoiement de la nourriture, de la culture et de l’art, la procation au service d’une noble cause.Accrochés sur un mur ou une porte, posés à plat sur un bureau, les calendars sont des viatiques pour la traversée parfois morne et morose du quotidien, fixent le temps qui échappe, accompagnent fantasmes et désirs d’ailleurs tout au long de l’année et entretiennent l’attente d’une nouvelle cuvée.

Kémal a remisé ses outils, la rue a perdu son orfèvre. Il ne se sépare jamais d’une étonnante loupe télescopique, bijou pour évaluer les bijoux. Le 43 abrite désormais une boutique de vêtements chicos : Au bonheur de Sophie. Kémal a donné du bonheur à tant de Justine, Chloé, Juliette et Pauline ..
Retour d’Australie ou de Turquie, il siège régulièrement aux Comtes de Flandre et au Porthos, un troquet un
tantinet huppé, où il garde royalement ses quartiers. La rue de la Monnaie, désormais, porte les cicatrices des poutres jaunes, étais de métal pour maisons menacées d’effondrements, ces derniers n’ont pas épargné une des plus vieilles rues qui figurait dans la première enceinte d’Insula, la ville bâtie sur un marécage. Où sont-ils les beaux mecs, sourires étincellants, peaux luisantes, muscles saillants, imberbes ou velus, bien montés, oniriquement, onanismement, forcément bien montés ? Ils ont payé leur tribut au temps.
Être, avoir été, nostalgie : ce qu’il reste du désir tient en deux infinitifs et un substantif ! Que sont devenues les élégantes bourgeoises capiteusement parfumées, porteuses de vêtements raffinés, porte ouverte sur l’imaginaire des intimités masquées, soigneusement apprêtées qui, câlinement, chattement, se pressaient dans l’échoppe du bijoutier ?
Où ?
Et salut à Georges Brassens et à François Villon. Ils n’auraient pas déparé dans les ruelles du Vieux-Lille au temps naguère où elles mêlaient manants, immigrés, prolos, étudiants, horizontales, alignaient bars montants et maisons insalubres louées par proprios rats, sinistres macs et semblaient des coupe-gorge.

À deux pas de la cathédrale Notre-Dame de la Treille construite en 1855, lecteur aléatoirement indulgent, mon semblable, mon frère, excuse l’anachronisme. Le chroniqueur passeur et passager des mots qu’il n’en finit pas d’emprunter, revêt les habits d’un moderne troubadour, d’un trouvère intemporel, d’un jongleur de temps.

Michel L’Oustalot

“ Ces gentes dames, ces beaux messieurs
Où sont-ils, Vierge Souveraine, Mais où sont les neiges d’antan !
Mais où sont les
neiges d’antan ! »

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