Place aux Oignons et aux recréations

« L’art n’est jamais chaste »

Picasso

La place aux Oignons n’a probablement jamais connu ni le bulbe ni la pelure ni la queue d’un alium cepa. Ce légume goûteux accompagne salades, se déguste aussi en confitures. Il irrite méchamment les yeux lors de l’épluchage, peut-être par vengeance pour le strip-tease imposé avant consommation à cette espèce herbacée déclinée en blanc, rouge, jaune et rose.

Donc pas de quoi pleurer à chaudes larmes piquantes. Le nom de la place relèverait plutôt d’une déformation de «donjon», allusion au château de la Salle construit par les Comtes de Flandres au XIIeme siècle entre la Collégiale Saint-Pierre et l’Hospice Comtesse, dans la première enceinte de la ville.

Les couleurs, l’effeuillage et la déformation, c’est parfait, les glissements de signes conviennent bien aux artistes. Ils ont besoin de s’affranchir des normes, de sortir des cadres. Ils n’ont de cesse de déformer, de biaser, de bousculer le monde, les objets et les représentations pour nous les montrer sous des angles jamais vus. Les créateurs révèlent ce que nos grilles de lectures inconscientes occultent.

La place aux Oignons n’existe pas. Dans le Vieux-Lille des années 1970, on démolit des façades, on numérote les pierres, on les stocke dans des caisses, puis on les assemble après arasement des intérieurs en ruine. On crée une sorte de fiction, une place-décor, un lieu ré-imaginé où la vie va pourtant germer.
Bien sûr ont disparu le café tenu par Madame Raymonde pendant vingt ans, et les commerces qui vendaient légumes, bois et charbon. Bien sûr se sont tus le crieur de lait et le crieur de boulets, se sont taries les larmes des petits commerçants expulsés et des artistes chassés des caves et des greniers. Les changements entraînent tristesse, regrets, incertitudes, pessimisme. Pour autant la place est-elle «un homard vidé de sa substance » ? La rue se réinvente, crée d’autres offres, de nouvelles socialités…ou disparaît. Emme, décidément, n’est pas fan des seventies.

La place aux Oignons l’a donc échappé belle. Sa survie tient du miracle, peut-être l’effet de la proximité avec Notre-Dame la Treille ou avec les mânes des bonnes Comtesses Jeanne et sa frangine Marguerite. Combien d’endroits patrimoniaux, combien de lieux sacrés ont succombé sous les mâchoires des pelleteuses. C’est ainsi que disparurent le couvent des Madelonnettes, rue de La Barre et le Refuge de l’Abbaye de Loos, rue des Trois Molettes.
La place n’endure pas le grotesque Disneyland de l’infortunée rue Saint-Sébastien, construite sur les anciens abattoirs, avec ses juxtapostions denses et baroques de styles, d’architectures, ses canaux au faux air vénitien jamais remis en eau. Lille Métropole Habitat et la mairie se renvoient la responsabilité de l’assèchement, double peine en ces temps de canicule et de quête de l’eau vive, à deux pas du cours de la Basse-Deûle tristounettement devenue avenue du Peuple Belge.

La place a apporté une possible réponse au problème posé incessament aux architectes, aux urbanistes et aux élus. Elle a su dépasser ce qui pourrait sembler une contradiction, dialectique marxiste léniniste ou léninienne, en tout cas pas lénifiante, qui a du plomb dans l’aile. Elle s’est renouvelée dans le « enmêmetemps » décor et lieu de vie, rappel du passé et nouveau départ… Ainsi la place aux Oignons a su renaître, se renouveler, phénix dans les étroites rues du Vieux-Lille qui endurèrent moult incendies, l’oiseau mythique hors de cause.
Des gens venus d’ailleurs occupent désormais la place, les Vieux de la Vieille servent mousses, carbonades, welshs imités par l’estaminet Au Petit Vieux, les goûts du Vieux-Lille. Le Vieux-Lille se déguste alimenté par le suc de la rue au Péterinck qui donna son nom à un groupe de jazz dans les années 1970 et la sève des Vieux-Murs. La pâtisserie Aux Merveilleux entretient une légende de meringue, de crème fouettée habillée de copeaux de chocolat. Le Barbier qui fume propose ses spécialités fumées au feu de hêtre. Il fait face à La Bottega de Gilberto au prénom de bossa nova do Brasil et aux pizzas généreuses comme ses Abruzzes natales. Avec la Tiendecita, c’est l’Espagne qui pousse sa corne sous les meneaux en bois et les appuis de fenêtres dégorgeant de diplodénias, de géraniums et de lauriers roses. L’ami du Vin régale des produits d’artisans vignerons.

Le marché sauvage du dimanche voit peintres et créateurs de bijoux occuper aléatoirement le pavé. Le mur de la Cour à l’eau, et son portail muré en arc en plein cintre qui n’ouvre sur aucun couloir, créent le mystère. Ils protègent la Centrale des Oeuvres, son studio radio et son ehpad. Ont éclos les galeries, et les galeristes, étrange profession qui bosse pourtant beaucoup et tente de se dégager de l’opprobre de la danseuse. Dame Mylène, volubile, vibrionnante, opinions tranchées comme couperet de la guilottine qui érigea ses bois derrière l’ancien palais de justice, compère Narbé, peintre des gris-bleus, taiseux et fin observateur et Fanny la discrète à la blondeur souriante. Béatrice, la gardienne du temple, tomba sur le champ raide amoureuse de Jean, quadragénaire avec épouse et minots, ils ne se quittèrent plus. Elle avait quatorze ans.
Avec Yta, la paisible briarde de Dominique l’aquarelliste, coqueluche des minots et des grandes, le Péterinck tient sa mascotte.

La place aux Oignons a l’oignon qui décalotte (arg), c’est dire qu’elle a de la chance, (français courant), elle est désormais lieu chaste et fréquentable, loin des pratiques mentionnées dans son champ lexical foisonnant. Au final, elle ne s’est pas fait avoir, n’a pas été dupée, n’a pas subi d’échec humiliant, elle ne l’a pas eu dans l’oigne, et, pour ce qu’on en sait, pas de pratique érotique qui pourrait sembler limite. Elle a échappé au bouffage d’oignon, anulinctus en langage médical, ou psy, elle n’a pas goûté la sueur d’oignon, pratique sodomite, en terminologie policière et biblique, emprisonnement, pilori ou feu du ciel, il n’y a guère, assurés. Peut-être a-t-elle été l’enclos de la course à l’oignon ou à l’échalotte, la vérification incombe aux gens sérieux, historiens, journalistes, guides. Emme ne possède ni leurs compétences ni leur assiduité de souris d’internet et de rats d’archives municipales. Il se délecte de la richesse du lexique, indice de pratiques extrêmes et sensuelles, tremplin pour l’imaginaire et catalyseur d’écriture.

Pour qui «voit le monde un peu comme on voit l’incroyable» (Léo Ferré), la place porte les couleurs de Jean, bleus et gris et rouges, s’anime de ses jeux d’ombre et de lumière. Cofondateur de l’Atelier de la Monnaie, rue éponyme où il eut son atelier, sept caves dans la cour du n° 61, avec la bande bruyante et délurée des Parsy, Frézin, Olivier, Dutour et la belle et fantasmée Lyse Oudoire. Mieux vaut l’art que jamais fut leur mot d’ordre.
Une plaque blanche du même matériau orne l’entrée des cuisines du restaurant L’assiette du Marché et entretient la mémoire. D’un laiton à l’autre s’opère un balisage tant réel qu’onirique. Tradition, exotisme et recréation valent mieux que jamais pourrait être la nouvelle devise. Qu’en penseraient les joyeux drilles bons viveurs, porteurs aussi de prénoms, Roger, Jean-Pierre, Claude, Pierre…qui leur donnent chair, nous les rend familiers ? Qu’en diraient ces grands faiseurs de canulars et leur avatar, Aimé de Vosgelaere ?

Michel L’Oustalot

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