Lille pleure parfois la couleur

Au Le pont qui relie le Splendid au quartier du Petit Maroc a la tristesse du goût perdu qu’on retrouve au détour d’autres rues, l’abandon de cette gaité qu’on envie à d’autres villes et qui ne se caresse peut-être qu’ailleurs, finalement. Ses barreaux gris vérolés qui s’alignent péniblement dans un garde-à-vous approximatif témoignent de l’emprisonnement d’une imagination écrasée ou d’un état d’esprit qui n’a jamais su éclore. Tout ça n’est pas affaire d’argent.

Chaque morceau de béton gris qui ne s’habille d’aucune autre couleur est une affaire de choix. On signe pour la facilité, et la morosité. On se console par un centre-ville et un Vieux-Lille vivants et éclatants, par l’excellence d’une architecture qui pourrait se suffire à elle-même et qui a à peine besoin d’apparats. Ces deux endroits réfléchis et soignés seront pour les touristes happés par les réseaux sociaux les témoins trompeurs d’un tout qui ne leur ressemble pas. On vend comme alentours une identité de briques rouges ternies par les pots d’échappement et sublimées par les retouches et les filtres, qui dirait que cette seule couleur efface le gris qui la ceinture et l’écrase. Et ces briques qu’on chérit tant sont les témoins trompeurs de ce dont on ne parle pas.
On condamne les pirates de la couleur qui tentent au cœur de nuits froides d’égayer le décor et le quotidien, qui œuvrent pour permettre aux sourires retenus par un ciel couvert de se dessiner quand même. Leurs bombes de peinture sont des canons dangereux et leur capuche sont leur drapeau noir, parce qu’ils rappellent à ceux qui les accablent et les mettent hors-la-loi la paresse qui co-habite avec un manque d’envie et de volonté. Pirates. La loi n’est pas à l’art. L’art est trop subjectif et trop incontrôlable pour être laissé libre. La liberté est bétonnée. Les décideurs pourraient changer la donne. C’est pas affaire d’argent. L’argent sort du chapeau quand il s’agit d’urgence, chaque fois. Mais les priorités ne sont pas aux humeurs qui ne relèvent toujours pas de l’impératif.

Le pouvoir d’attraction de la couleur se vérifie pourtant partout, où qu’on soit dans le monde, dans les villes, les villages ou dans le ventre de la nature, là même où l’on charge ses valises de joie chaque fois qu’on part, où l’on diffuse sur les réseaux son étonnement ou sa stupéfaction comme un appel du pied. La couleur n’a plus rien à prouver. Il lui reste à convaincre. Convaincre les âmes ternes qu’il n’y aucune fatalité et qu’elles peuvent, si elles ne savent pas le faire, laisser la place libre aux esprits créatifs et poétiques. Les créateurs n’ont besoin que de blanc. Une carte blanche laissée à l’art, aux street artistes, aux graffeurs et à tous ceux qui portent en eux la possibilité d’une île colorée. Lille aux couleurs. Imaginons des promenades enchantées, des parcours de beauté, des chemins d’émerveillement. Imaginons offrir la ville aux artistes d’ici et d’ailleurs un mois par an, et qu’ils sèment sur le gris leurs confettis de joie et de réflexion, qu’ils enchantent nos vies par des couleurs mêlées, qu’ils nous posent les questions qu’on oublie de se poser, qu’ils nous invitent à parcourir les labyrinthes du beau. Imaginons-nous les regarder créer, voir leurs visions prendre forme, nous nourrir des recettes de couleurs associées, et faire naître sous nos yeux toutes les palettes du monde. Imaginons. Puis agissons.

Scolti

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