Le texte de Maybeline Quennesson

Le Conservatoire de la Rue Royale

Le Conservatoire de la Rue Royale est maintenant une résidence appelée « Les Hespérides ». Mais on distingue encore sur la porte en fer forgé le C et le R entrelacés.
J’ai connu le Conservatoire de la Rue Royale avant que ne soit construite l’extension de l’actuel Conservatoire, Place du Concert. J’y allais pour la danse.
Le lieu était profond et, dans mes souvenirs, proche de la ruine. Mais tellement charmant. Il fallait entrer par la porte en fer bleue, passer devant la loge et le bureau du directeur, et continuer tout droit jusqu’à une verrière immense dont le volume m’a toujours semblé un peu magique : comment un si grand espace, aussi majestueux, aussi rond, pouvait- il ainsi respirer au cœur de la ville ? Cette rotonde tout en verre, un peu cassée, un peu froide, était pour moi le secret le mieux gardé à Lille : qui d’autre que nous, musiciens et danseurs, pour connaître ce palais désaffecté, oublié, si bien caché, qui n’existait plus que pour l’Art ?
Je me souviens que sur la droite, en arrivant sous la verrière, on trouvait une petite pièce dans laquelle les parents qui venaient de loin pouvaient attendre leur enfant. Cette petite pièce était encombrée de boîtes contenant les archives du Conservatoire, c’est-à-dire les dossiers de tous les élèves l’ayant fréquenté. Ma mère, un soir qu’elle m’y attendait, n’avait eu qu’à cueillir, posé sur le dessus de l’une des boîtes, le dossier administratif de mon grand-père, son père à elle, qui avait étudié la trompette au Conservatoire dans l’immédiat après-guerre. Un signe.
Le périple, car il s’agissait bien d’une aventure hors du monde et hors du temps, se poursuivait par le fond de la verrière, sur la gauche, où commençait un grand escalier qu’il fallait gravir de deux étages pour atteindre « la danse », deux studios, un grand et un petit, installés en enfilade. Nous devions passer par des vestiaires toujours peuplés de filles belles et sûres d’elles que je regardais avec envie pour atteindre le grand studio, puisque nous devions passer par le grand studio pour atteindre le petit… Quelle angoisse quand tout cela était à faire un soir où vous étiez en retard ! Comme ce soir où j’avais été amenée par un collègue de ma mère qui ne connaissait rien à la route. J’avais dû me mettre en tenue de danse à l’arrière de la voiture, faire mon chignon n’importe comment en me regardant dans le rétroviseur, mais j’étais arrivée, hors d’haleine, et mon retard était minime au regard des embûches. J’avais traversé le grand studio sous l’œil sévère du maître de ballet à qui j’avais brièvement expliqué la situation, puis j’avais filé rejoindre le petit studio. Mais mon
professeur, une demoiselle qui me semblait très vieille, toujours enveloppée d’un châle en laine crème et qui toujours vous tendait une main glacée hors de son châle pour le salut et la révérence me congédia d’un geste impératif et sans appel. J’avais donc dû repasser, furieuse de l’injustice, par le grand studio où le maître de ballet m’attendait. Il était alors revenu avec moi jusqu’au petit studio et avait défendu ma cause auprès de sa collègue. Je me rappelle très précisément de cet homme au regard bleu glacial qui m’avait semblé, à cet instant, profondément humain.
Mon professeur ce soir-là a fait comme si je n’existais pas jusqu’à la fin du cours, même au moment du salut et de la révérence. Je comprends mieux aujourd’hui à quel point j’ai dû l’agacer d’être ainsi défendue, contre son gré, par un supérieur hiérarchique, un homme qui, parce qu’il me soutenait, la désavouait. Mais quelle joie de me dire qu’à travers la douleur et l’exigence, les nombreuses humiliations aussi, à l’époque, dans cet univers très particulier de l’école de danse, il y avait eu, ce soir-là, un peu de justice. J’avais presque l’impression d’avoir mené ma petite révolution.
Un autre moment important fut ce jour où j’osais demander au maître de ballet, à la fin du cours, quelle était la musique que nous avions utilisée pour un exercice à la barre : c’était « Plaisir d’amour » ! Je me rappelle de cette fierté d’avoir simplement osé demander quelque chose. Je me rappelle aussi nettement du regard amusé du maître de ballet sur cette toute jeune fille, presqu’encore une fillette, qui aimait donc les rengaines sentimentales un brin désuètes…
Ce lieu passé de Lille existe encore dans le sens où l’immeuble n’est pas détruit. En même temps, bien sûr, il n’existe plus. Il a changé d’usage et son charme a disparu, comme un parfum qui n’a plus de sillage. C’était le charme des choses anciennes qui ne tiennent qu’à un carreau cassé, une branche qui pousse à travers les tuiles, de la peinture qui s’effrite ou un escalier en colimaçon duquel pouvait surgir, oui, j’en étais persuadée, un prince, cavalcadant vers son cheval attaché dans la cour pavée…



Plus d’infos sur : prixalexandredesrousseaux.fr

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