Nostalgie
Solange est née, il n’ y a pas mal de temps, rue d’Austerlitz, au cœur du vrai Wazemmes. Alors des souvenirs, vous pensez, elle en a des pleines brassées.
Quand je lui ai demandé si elle se souvenait du cinéma Le Palace, elle a dénié de la tête.
Ah non, n’écris pas que je fréquentais Le Palace, je suis connue à Lille. Tu sais ; même à quatre-vingt-douze ans, il doit y avoir encore des lecteurs de la Gazette qui se souviennent !
Alors raconte :
Bon, puisque tu insistes ! Tu sais, le Palace n’était pas le plus chic du quartier, mais c’était le moins cher. Le jeudi, on y passait des films de Cov’bois ou d’aventure et le dimanche des grands films romantiques qui faisaient couler le maquillage des filles.
Bien que née dans une courée de la rue d’Austerlitz, ma grand-mère ne m’aurait jamais autorisée à aller au Palace un jeudi après-midi, mais pour voir le beau capitaine Blood, j’aurais menti même en confession au curé. Les garçons du quartier n’étaient pas les plus calmes de Lille, peut-être même les pires, comme disait ma grand-mère. Leur seule vision d’avenir c’était l’usine à quatorze ans ; alors l’école, les bonnes manières, la politesse, ils se les mettaient, comme disait mon père, là où ça ne sent pas bon. Avec ses copains, papa parlait même d’un autre endroit où il voulait y mettre tout le gouvernement.
Le public était bavard, même braillard, hurleur à la limite de l’extinction de voix. L’opérateur avait beau menacer d’arrêter la projection, rien n’y faisait. Dans la salle, ça chantait, ça pinçait, ça crachait, ça mangeait des frites bien grasses et ça s’essuyait les mains sur les robes des filles qui hurlaient encore plus fort. Alors, l’Aigle blanc, le Capitaine Blood, le Chevalier noir ou Judex, qu’est-ce qu’ils racontaient ? On n’en a jamais rien su !
Le dimanche, c’était les grands frères de ceux du jeudi, des durs à cuire, des costauds qui trouvaient toujours un prétexte pour chercher querelle avec ceux de la Porte des Postes ou les inconscients de Moulins qui s’aventuraient place Verte. Les filles, plus âgées, qui travaillaient déjà à l’usine, sortait leurs belles robes, et gloussaient comme des dindonnes, en allant se remaquiller dans les toilettes malodorantes…
Si mon père m’avait vue, un dimanche après-midi sortir du Palace avec un garçon du quartier, je suis sûre que le lundi matin, il me retirait de l’école et je me retrouvais vite fait, illico, au mouillé chez Leblanc !
Merci, à bientôt.